J’étais seul. La queue enroulée autour de mes pattes j’observais deux lièvres. Les deux yeux ouverts je les regardais se courir après. Même le gibier s’amusait. J’avais l’impression qu’il me narguait. Alors à moi de leur montrer à quel point la vie est amusante. Je me levai et me faufilai entre les buissons épineux. Guettant toujours ma proie, je la contournai pour la prendre de dos. Roulant des épaules je me délectai déjà de voir l’autre rongeur déguerpir. Seul.
D’un coup de griffe le lièvre fut envoyé contre un arbre. Il retomba sur le sol, inerte, la nuque tournée dans une position étrange. Moi aussi j’aurais pu mourir de la sorte. Mais je n’y ai laissé qu’un œil. J’aurais préféré mourir.
Dégustant ma proie, je me mis à réfléchir sur ce qu’aurait été ma vie avec ma sœur. Aurait-elle été avec moi en ce moment même ? Je me suis souvent demandé pourquoi Nocturne Sauvage avait fait ça. Maman nous avais dit que ces chatons de sa première portée étaient morts de froid. Seul restait Nocturne Sauvage. Il aurait donc dû être content d’avoir un petit frère et une sœur… Au lieu de ça il avait préféré détruire ma vie. Détruire mon existence. Tuer sa propre sœur, tuer l’âme de son frère. Quelle sorte de frère pouvait faire ça ?

Le Chemin du Tonnerre se dressait devant moi. Des monstres passaient, marquant leur territoire de leur odeur nauséabonde. Les Bipèdes étaient étranges. Mais astucieux. J’avais déjà remarqué qu’il se baladait dans ses grands monstres de fer. C’était comme si nous, les chats de la forêt, nous déplacions à dos de blaireau ou de renard. Car si un monstre pouvait tuer une patrouille entière, il pouvait très bien tuer un Deux-Pattes.
La tête dans les fourrées je m’attelais à vérifier la frontière. L’odeur était puissante. La patrouille de l’aube avait dû la renouveler. Le Clan du Tonnerre nous menaçait-il ? Je ne m’occupais pas trop des tensions claniques. Ce n’était pas très important pour moi. Si bien que je ne fus pas surpris de voir une femelle du Clan du Tonnerre endormie sur le sable qui bordait la bande de terre noire où les monstres roulaient. Son ventre était très arrondi, elle attendait une portée. J’espérais secrètement que ses futurs chatons auraient une vie meilleure.
Mes poils se hérissèrent lorsque je vis un monstre se décaler de la route et foncer vers la femelle au pelage roux. Sans réfléchir je franchis la frontière. Mes pattes touchaient à peine la terre dure qui pourrait déchiqueter les coussinets d’un chat. En quelques bonds je fus sur le territoire adverse. J’avais de la chance d’être rapide. Mes longues pattes me permettaient de courir aussi vite qu’un guerrier du Clan du Vent. Car la chatte serait morte sans moi. Je venais de lui donner un puissant coup de tête sur l’épaule afin de la faire rouler en hors de portée du monstre. Ni une ni deux je bondis pour la rejoindre. Les pattes du monstre effleurent les miennes. Nous avions tous les deux échappés à la mort. À mon plus grand regret. Je ne savais même pas pourquoi j’avais faits ça. La femelle leva la tête, tremblante. Heureusement que j’avais fermé mon œil avant de traverser le Chemin. Elle était déjà assez terrorisée comme ça.

« C’est une habitude chez les membres du Clan du Tonnerre de dormir près du Chemin du Tonnerre ? La mort rôde ici. »

Je me relevai difficilement. Mon épaule me faisait mal. J’avais sûrement dû atterrir dessus. Oubliant la douleur, je vis la femelle au sol. Elle me regardait, terrorisé. Quoi ? Qu’est-ce-que j’avais ? Il est vrai qu’il n’est pas commun de voir un chat avec un œil fermé. Les yeux sont un atout indispensable pour un guerrier. Cet atout m’avait été retiré d’un coup de griffe. Mais je m’y étais habitué. Les pattes tremblantes la rousse se mit debout, en position de défense. J’esquissai un léger sourire. La fureur d’une mère qui protège ses petits. Elle se battra jusqu’à la mort. Avais-je vraiment l’air menaçant au point de la faire trembler de peur ? Mais j’étais rachitique. Fantomatique. Aucune expression ne pouvait se lire sur mon visage, j’étais un bloc de glace. Imperceptible. Mort. Je sais. Je suis mécaniquement vivant, puisque mes doigts bougent et que mes yeux clignent. Mais je suis rempli de vide.
Étrangement je me sentais haut dessus d’elle. Elle semblait vouloir se faire toute petite, pour que je l’oublie. Mais je ne suis pas dupe. On ne me trompe pas. Elle avait beau se sentir rabaissé et vouloir s’enfuir je n’en avais pas finis avec elle. J’avais une subite envie de m’amuser un peu. De discuter. Elle ouvrit légèrement les babines comme pour parler lorsqu’elle s’effondra soudainement. Elle suffoquait, haletait, poussant des cris à en faire fuir les oiseaux. Ses petits voulaient voir la vie. Voir à quel point elle était sombre. Je m’assis près d’elle, enroulant ma queue entre mes pattes. Sans aucune émotion. Aucune peur, aucune compassion pour elle, qui souffrait. Je ne la prenais pas en pitié, je m’en fichais. Aucun sourire, aucune émotion ne se peignait sur mon visage. À vrai dire j’étais curieux. Curieux de voir combien de temps elle allait tenir. Je pouvais la tuer, là tout de suite. D’un coup de griffe. Couic. Mais je ne bougerai pas. Je voulais voir la douleur d’une mère. Pour ma propre mère.

La femelle s’accrochait. Ses griffes labouraient le sol. Elle se pliait en deux, se dépliait. Je me demandai si cela faisait vraiment mal. Horriblement mal. Avait-elle l’impression qu’elle allait exploser ? Que ces boyaux se tordaient ? Qu’est-ce-que cela faisait d’avoir un être vivant dans le ventre ? L’idée de lui ouvrir le ventre m’effleura l’esprit. Que cela faisait longtemps que je n’avais pas tué. Si longtemps. Elle hurlait. À s’en déchirer les cordes vocales. Pourtant elle me regardait. De ses yeux bleus éclatant, elle me fixait avec détermination. Elle n’était pas si faible finalement. Malgré la douleur qui déformait son visage, elle s’efforçait de me regarder. Pour rattraper le semblant de dignité qu’elle avait perdue en me rencontrant. Pour me prouver qu’elle était digne d’être mère. Elle s’accrochait à mon regard ambré comme elle s’accrochait à la vie. Mon sourire s’agrandit. J’étais de plus en plus curieux. Quelle chatte intéressante.
J’attendais patiemment. Elle semblait se calmer peu à peu. Dommage. Elle gémissait encore, elle était encore faible. Mais la douleur s’échappait je la sentais. Comme si je pouvais la voir.

« Qui es-tu ? »

Je plantai mon œil ambré dans ses yeux bleus. Elle venait de trouver la force de me poser une question. D’une voix si faible. Mon sourire s’élargit. Carnassier. Narquois. Je penchai légèrement la tête vers elle, toujours assis. Et j’ouvris l’œil droit. Elle hoqueta de surprise. D’une voix suave je prononçai ces mots.

« Beau Mensonge, pour vous servir… »

Lentement elle plia les pattes pour se relever. Son visage se crispa, la douleur n’était pas totalement passé, elle était épuisée. Toujours assis je l’observais. Elle était forte. Elle dégagea quelque chose de particulier que je n’avais pas raté. Elle m’intriguait de plus en plus. Bizarrement, je sentis l’envie l’aider. L’épauler. Je ne savais pas bien ce qu’il m’arrivait. Serais-je entrain de me ramollir ? Je n’avais pas l’habitude de ressentir quelconque sentiment envers un chat. J’étais maladroit, je le savais bien. C’était sûrement pour cela que le monde m’évitait. Elle me regardait toujours, de ses yeux bleus magnifique. Ses yeux bleus dans lequel je pouvais voir ma propre mère. Le même éclat, la même fierté.

« Enchanté Beau Mensonge. Je me nomme Lune de Feu. J’espère que tu ne regrette pas de m’avoir sauvé. »

Sarcastique. Non je ne regrettais absolument pas de l’avoir sauvé. Mais ça, j’avais du mal à me l’avouer personnellement. Je soupirai, levant les yeux au ciel. J’esquissai même un petit sourire. J’aurais pu rigoler. Rigoler froidement, continuer ce petit jeux pour la voir flancher. Mais je n’en avais plus envie. Je n’étais plus le maître du jeu, j’avais perdu. Je n’étais pas en colère, je n’étais pas content, ni heureux. Mais cela me faisait du bien. Enfin quelqu’un à qui parler.

« À vrai dire je n’en sais rien. Ce n’est pas dans mes habitudes de venir en aide à quelqu’un. Après tout je suis un gros méchant matou du Clan de l’Ombre. »

J’avais dit cela en soupirant, rigolant presque des clichés qui nous collait à la fourrure, nous les félins de l’Ombre. Je n’avais pas non plus menti en disant que je n’en savais rien. Je n’étais pas vraiment sûr de moi. Cette chatte avait brisé d’un coup de patte le masque de glace que je portais. J’avais l’impression d’être moi-même. Je ne pris même pas la peine de refermer mon œil. J’étais détendu, même si j’étais toujours du côté adverse du Chemin du Tonnerre. Même si le temps manquait j’avais envie de lui raconter mon histoire. Et qu’elle me raconte ses craintes concernant ses chatons. J’avais bien remarqué qu’elle n’était pas tranquille à ce sujet.