Pelage Épineux était en proie à un cauchemar sans nom, qui le pourchassait inlassablement. Il n’aurait su définir ce qu’il y avait vu ; tout n’était que vastes superpositions de sa vie passée, sans logique apparente, défilant à la manière d’une pellicule usagée depuis longtemps. Il revoyait celle qu’il avait un jour considérée comme sa compagne, majestueuse et gracieuse, et puis tout d’un coup elle le foudroyait d’un regard glaçant, transperçant sa muraille intérieure comme si elle n’était qu’une frêle toile d’araignée. Par trois fois il se réveilla en sueur dans son nid, le pelage empêtré dans les brindilles, pestant contre lui-même. Mais sa fatigue le rattrapait toujours.

Au quatrième réveil, il cessa de lutter contre le cauchemar et ouvrit les yeux. Le soleil se levait à peine au-dessus du camp endormi. Une brise fraîche et régulière soufflait dans la tanière, et il se sentit aussitôt revigoré. Il fit une toilette consciencieuse, lissant son fin duvet gris et s’appliquant à démêler ses poils. Puis il s’ébroua et mit une patte dehors tout en réfléchissant. La patrouille de l’aube était sur le départ, mais il n’avait aucune envie d’y participer. Les guerriers s’amusaient à raconter toutes sortes de ragots sur les évènements récents. La sœur du chef du Clan de l’Ombre avait été retrouvée morte, sur leur territoire. Du coup, au lieu de chercher la vérité, les félins préféraient établir un tas de théories absurdes sur la folie de leurs ennemis, qui auraient fait cela pour déclencher volontairement un conflit. Parce que leurs origines faisaient tout, bien sûr, comme d’habitude…

Pelage Épineux soupira. Avait-on seulement daigné porter un jugement critique sur cette affaire ? Au lieu de se diviser, ils auraient dû s’entraider et chercher ensemble le ou les coupables.
Il prendrait le risque. Il irait sur les lieux lui-même. Il ne savait pas trop qu’espérer y trouver, car après tout, les odeurs s’étaient sûrement estompées. Mais il était déterminé à voir par ses propres yeux, et constater ce qu’il y avait à constater. Peut-être dénicherait-il un indice qui permettrait de les innocenter. Colporter des rumeurs sans fondements était la pire chose qui puisse leur arriver.

Le corps avait été retrouvé au ruisseau. Pelage Épineux quitta le camp, traversa la lande et se rendit sur place, aux aguets. Une vague odeur du Clan de l’Ombre y flottait, mais il ne décèlerait rien de mieux à cet endroit. Il se mit alors à longer l’étroit filet d’eau, et c’est alors qu’il détecta du mouvement de l’autre côté de la berge. D’instinct, il se figea et guetta les fourrés, yeux plissés, muscles bandés.

L’étranger en question semblait lui-même étonné de trouver un congénère ici – mais Pelage Épineux savait que ce terme était faux, ennemi aurait été plus approprié. Les félins préféraient s’opposer que s’allier, par une curieuse logique. C’était leur manière d’exister par rapport aux autres.


"Que fais-tu ici coureur des landes ? "

Il y avait un mépris dans cette voix que le guerrier détesta tout de suite. Les préjugés lui brûlaient la fourrure, et il dut prendre énormément sur lui-même pour demeurer calme. D’abord, cette question était complètement stupide : il était de son côté de la frontière, point barre, et ce chat galeux n’avait rien à y contester. S’il aimait le chant de l’eau, c’était son droit, et l’agresser était une idée bien saugrenue ; mais compte tenu des circonstances, Pelage Épineux n’en attendait pas moins d’un membre du Clan de l’Ombre.

Tu veux fuir les fausses idées, mais tu t’en fais toi-même, se rabroua-t-il aussitôt.

En l’occurrence, le mâle en face de lui ne semblait pas très amical. Généraliser son cas était plus que tentant. Il lissa sa fourrure hérissée à contrecœur, repoussant de toutes ses forces l’envie de répliquer amèrement. Au moins celui-ci ne savait rien de son passé chaotique, c’est tout ce qui lui importait. Du reste, il faisait ce qu’il souhaitait du côté de sa frontière.

« Il fait beau, aujourd’hui, alors je voulais faire un tour près du ruisseau », déclara-t-il aussi posément que possible.

De toute évidence, l’argument manquait de crédibilité. Mais peu importait. S’il lui avait dit la vérité, comment l’autre aurait-il réagi ? Il se serait mépris, l’aurait traité de meurtrier, pis encore, aurait propagé une fausse rumeur au sein de son Clan, et Pelage Épineux n’aurait pu sortir de ce bourbier. Quand des fils s’entremêlaient, il était difficile d’arrêter le processus, et ne parlons pas de les démêler. De plus, son passé referait surface à la manière d’une bulle qui éclate. Il devait à tout prix empêcher cette catastrophe.


« Ah... C'est bizarre de se trouver là, au même endroit en même temps non? Je veux dire nos territoires sont assez grands alors c'est bizarre de venir ici. »

Le ton était aussi calme qu’il paraissait l’être, mais au fond, le guerrier n’était pas dupe. Ce n’était rien de plus qu’un masque pour feindre la surprise et l’ignorance. En vérité, il le soupçonnait très probablement, et ça, c’était un véritable problème.
L’ombreux eut comme un moment d’absence, tout à coup, et vacilla très légèrement en avant. Pelage Épineux n’était pas un fin observateur, mais il savait reconnaître quand son adversaire était en mauvaise posture ; l’autre semblait se battre contre quelque chose d’assez puissant pour le perturber physiquement.

« Non ! La ferme ! »

Contre qui pestait-il ainsi ? Le matou cendré n’en avait aucune idée, mais il sursauta quand l’ombreux s’écroula sans autre forme de procès sur l’herbe humide qui bordait la rivière. Il resta ainsi figé, dans l’expectative, puis eut une montée de panique lorsqu’il remarqua que le corps basculait dangereusement en avant.

Il va tomber et se noyer !

Il pouvait très bien décamper et prétendre s’être trouvé à des kilomètres de là lorsque son acolyte était tombé. Mais il ne pourrait échapper aux regards suspicieux du Clan du Vent, qui auraient détecté leur odeur sur les lieux. Et, une fois de plus, ils seraient accusés, et une fois de plus était une fois de trop. En outre, comment pouvait-il laisser quelqu’un mourir sans tenter la moindre action de sauvetage ? C’était parfaitement lâche. Impensable. Il se mordilla donc la lèvre et franchit le bras d’eau dans un bond puissant, et retint le guerrier par la nuque, le ramenant près du couvert des arbres, en sécurité. Après quoi il le secoua doucement sur le flanc en espérant le tirer de son inconscience.

Il ne fallut pas longtemps au matou pour reprendre connaissance, comme s’il fût tiré d’un sommeil incongru. En deux temps trois mouvements, il était sur ses pattes, rétablissant de justesse son équilibre pour s’éviter de tomber à l’eau.

« Ça m’arrive… » bougonna l’individu.

Pelage Épineux resta de marbre. Le guerrier semblait légèrement perdu, et il n’ajouta pas un seul mot de remerciement à son égard.

Après tout, je t’ai juste évité de mourir, trois fois rien ! pensa-t-il ironiquement.

L’ombreux paraissait calme, à présent. Bien. Il n’avait pas dans l’idée de bondir sur celui qui avait osé le tirer de sa drôle de léthargie, ni même de filer avertir son camp. Bah, s’il le faisait, le matou gris s’en irait aussi sec, camouflerait son odeur et l’observerait se couvrir de ridicule. Il n’avait pas grand-chose à craindre de ce côté-là. En revanche, c’était son aspect imprévisible qui l’inquiétait. Cela lui arrivait-il souvent de tomber comme une masse, sans signes avant-coureurs, à la manière d’une feuille flétrie brusquement ?
Mais bon, il appréciait aussi l’imprévisibilité, quand celle-ci allait dans son sens. Des félins dont il pouvait appréhender le comportement étaient d’un ennui… sa compagne ne l’était pas, elle. Elle savait le surprendre…
Elle avait su.
Tout ça était clos, terminé, tout cela appartenait à une autre vie. Et il n’y reviendrait jamais, si désespéré fût-il.

« Et alors, toi aussi, tu viens écouter le ruissellement de l’eau ? gloussa-t-il, méprisant. Tu l’aimes tellement au point de manquer tomber dedans ? Heureusement que j’étais là. »

Pelage Épineux détestait qu’on le snobe, alors il allait lui rendre la pareille, et tant pis s’il se rebiffait.

« Comment… Comment ça ? C'est quoi cette histoire ? »

S’il avait décidé de jouer la comédie, alors il aurait été parfait dans le rôle du lapin perdu. Le Clan de l’Ombre jouait souvent la… non, pas de préjugés. Pelage Épineux n’allait tout de même pas les suivre maintenant alors qu’il les abhorrait et les fuyait !

L’ombreux semblait réellement perturbé, cependant ; peut-être avait-il une maladie quelconque… mais quel genre de maladie lui faisait perdre connaissance si abruptement ? Au point de risquer de le tuer ? Le matou cendré se renfrogna. Ce n’était pas de sa faute, vraisemblablement… et il ne pouvait se permettre de le juger de la sorte.

Pelage Épineux le laissa réfléchir un moment, mais il semblait se perdre un peu plus dans les méandres de ses pensées à chaque instant de silence. Un peu plus, et il tournerait à nouveau de l’œil. Le guerrier laissa échapper un souffle entre ses crocs serrés.

« Je cherche des preuves pour prouver que nous ne sommes pas coupables, lui dit-il alors d’un ton adouci. Je ne prétends pas que le Clan de l’Ombre l’est, mais de toute manière, il est stupide d’incriminer tout un clan ; il n’est pas entièrement responsable des actes d’un de ses membres. »

Après tout, celui qui commettait un crime devait être puni, non ? L’individu qui l’avait commis ? Alors pourquoi diable s’entêter à accuser tout un Clan ?