Le problème récurrent des félins trop ouverts résidait dans la gêne de l’autre, ou l’ignorance totale. C’est ce que le guerrier craignait commettre avec la féline, car il y eut un instant de flottement, où, sans doute, elle prenait la décision déterminante de savoir si elle lui répondrait, à moins de s’en aller en feignant n’avoir rien entendu.

- Oui, effectivement. Tu es déjà allé au ruisseau ?

Amusé, Pelage Épineux sentit ses moustaches frémir. La réserve de ses semblables à son égard lui était familière, mais il sentait que Perle de Lune ne le considérait pas comme une sorte d’exilé, appellation qu’il avait entendue au sein de son Clan. Une onde de nostalgie menaça de le plonger dans des réflexions obtuses, qu’il s’empressa de relayer au second plan de ses préoccupations. Ce n’était pas le moment le plus opportun pour réveiller de douloureux souvenirs. Il tourna la tête vers son interlocutrice :

« Cela m’est arrivé, mais je n’ai pas pu bénéficier d’une compagnie très agréable la dernière fois », admit-il.  

Quand il s’agissait de masquer ses sentiments, il n’était doué que face au calme et au silence. S’il ressentait de l’agitation, en général dans le Clan ou dans une patrouille, il ne pouvait que se trahir lui-même. Tenir tête à une personne n’était pas si difficile en soi ; face à un groupe, il ressentait des vibrations agitées qui perturbaient son jugement critique. C’était un peu comme un cours d’eau. Les jours de tempêtes, les flots s’écrasaient contre les rochers, les noyaient, tandis que face à la brise légère et au ciel dégagé, la rivière continuait à s’écouler tranquillement.

« Aimerais-tu y faire un tour ? » proposa-t-il. « On ne peut pas laisser les mauvais souvenirs diriger notre vie ; alors il faut les réécrire. »

La proposition n’avait rien d’un rencard, Pelage Épineux avait tourné le dos à l’amour, et il savait que la femelle ne s’y risquerait pas non plus. Elle était fidèle et puis, il la soupçonnait de se complaire dans l’idylle d’un amour partagé et durable. Bah, après tout, cela la regardait.

Pelage Épineux, en fin observateur, avait remarqué le relâchement discret de son acolyte, et il se demanda s’il l’intimidait ou bien si c’était d’ordre personnel. Dans le doute, il préféra passer sous silence ce détail. Il valait mieux garder certains sujets à risques pour soi.
La lieutenante lui répondit d’une voix claire et posée, en soutenant son regard :

« Bien sûr, moi non plus je n'y suis jamais allée avec de la compagnie. »

En son for intérieur, le guerrier sourit. Peut-être qu’il n’était pas si différent des siens, tout compte fait. Il considéra quelques instants le ciel laiteux et éthéré, tandis qu’une nuée d’oiseaux migrateurs s’envolait de la forêt avoisinante dans un ballet formidablement orchestré. Les lois de la nature pouvaient être cruelles, mais aussi magnifiques, et dans ce monde où se côtoyaient des millions de paradoxes, Pelage Épineux cherchait toujours son rôle à jouer ; il ne l’avait trouvé ni dans son Clan natal, ni dans le Clan du Vent. Il se mordilla l’intérieur des joues tandis que les volatiles poursuivaient leur chemin en ondulant au gré des courants aériens ; puis ils disparurent à la lisière des bois, hors de son regard. Il sentit sa gorge se serrer. Dans ce territoire se trouvait le Clan du Tonnerre et, au-delà, celui de la Rivière, celui qu’il avait trahi.

Enfin, pas vraiment.

Il s’était juré de ne plus employer ce terme pour éloigner toute culpabilité. Il n’avait jamais commandité d’action néfaste contre sa patrie de naissance ; de surcroît, il avait opéré dans la légitimité la plus totale. Mais le pincement au cœur qu’il ressentait en observant la ligne véronèse et anarchique des arbres ne disparaîtrait sans doute jamais. Un instant, il se revit encore sous leur couvert, apprenti, chassant des ennemis imaginaires. Si on lui avait dit qu’alors il deviendrait son propre ennemi, comment aurait-il réagi ?

Pelage Épineux remua les oreilles et se leva à la suite de sa lieutenante. Peu importaient ses origines, après tout ; il était libre de ses choix, pourvu que ceux-ci ne nuisent pas à l’équilibre précaire des Clans. Il n’aspirait à aucun mal envers autrui, et espérait que la réciproque était avérée également, quoiqu’il n’en eût pas de preuve formelle.

Par égard envers Perle de Lune, il la laissa ouvrir le chemin, et se posta bientôt à ses côtés. La partie méfiante de son esprit lui dictait de s’éloigner le plus possible, partie qu’il avait entretenue à son arrivée dans le Clan du Vent. En effet, même si, depuis le temps qu’il était membre à part entière des « coureurs des landes », il avait su gagner le respect de ses semblables, des railleries subsisteraient toujours. Du même coup, il était heureux que la femelle soit lieutenante, et que cette responsabilité ne lui fût pas incombé. La confiance que les uns portaient envers les autres était diablement friable, détruite par la jalousie, les préjugés et la discrimination.

Il préféra ne pas alimenter la conversation pendant le trajet. Il ne trouvait aucun sujet à aborder et, de toute manière, préférait apprécier le chant agréable des oiseaux perchés sur des branches basses, dans les bosquets, ou sentir l’air caresser son visage à la manière d’une patte douce et bienveillante. Les rayons du soleil slalomaient entre les brins d’herbe, formant des parcelles enveloppées d’un voile doré, et, par la même occasion, exaltant les ombres qui s’effilaient autour des buissons. Enfin, il se détendit en entendant la paisible symphonie de la rivière qui creusait le territoire.

« Un excellent lieu pour méditer et réfléchir », commenta-t-il.