Joli Ouragan était revenu de patrouille accompagné de Nuit d'Azur, Nuage du Lac, Nuage de Gravier, Nuage Astral et bien sûr Cœur Brûlé qui était venu les rejoindre plus tard. Le petit groupe avait fait une inquiétante découverte sur la frontière près des quatre chênes. Le Clan du Tonnerre, plus précisément un seul guerrier, avait marqué leur frontière à la limite de celle du Clan du Vent, ce qui est complètement inhabituel ! La rouquine avait alors envoyé Nuage Astral en éclaireur jusqu'au camp afin qu'elle ramène le lieutenant pour qu'il juge de la situation. Cœur Brûlé n'avait rien fait de plus que constater les faits, puis en bon commandant avait prié les deux guerriers et les trois apprentis de rentrer sans rouspéter. Seul Nuage du Lac avait tenté de tenir tête aux ordres, mais il se ravisa bien assez tôt quand Joli Ouragan le fusilla du regard. Nuit d'Azur mena la troupe au camp, alors que la rouquine fermait la marche avec le matou écaille. Curieuse, la guerrière interrogea à voix basse le guerrier tacheté qui se contenta de lui dire que la décision ne lui revenait pas, c'est à Étoile Sombre.

Joli Ouragan était furieuse. Elle aurait bien voulu dégommer quelques guerriers du Clan du Tonnerre. Ces insolents irrespectueux des frontières méritaient le pire châtiment, mais Étoile Sombre ne semblait pas d'accord. Le meneur avait demandé à la patrouille de garder le secret de cet incident jusqu'à ce que lui-même décide de l'apprendre au clan. La rouquine grognait sous sa moustache, incapable de se faire à l'idée que son chef ne faisait rien contre pareil menace et qu'il laissait ces chasseurs d'écureuils se rirent de son propre clan. Elle se les imaginait bien se pavaner près de la frontière en laissant toutes sortes d'insultes...

« - Bonjour Joli Ouragan, comment vas-tu ? » l'interrompit Songe des Océans.

La guerrière vint s'assoir à côté d'elle, son long pelage sombre balayé par la brise automnal. Impossible à les voir toutes les deux ainsi de faire le lien, mais pourtant elles sont sœurs. La rouquine tourna la tête vers la noiraude en souriant faussement. Elle miaula :

« - Songe des Océans, je ne t'avais pas vu. Il y a longtemps que tu m'épies comme cela ou tu viens tout juste d'arriver ? En tout cas, ça va et toi ? » menti t-elle.

Un étrange silence s'installait entre les deux sœurs. Aucune des deux ne prononçait un seul mot comme si la conversation avait été engagée de travers et que cela les rendaient toutes deux inconfortables et frigides. Joli Ouragan attendait patiemment la réponse de sa sœur, en fait, que Songe des Océans lui répond ou pas, cela lui importait peu. La rouquine ne voulait qu'une seule chose en ce moment ; être seule avec sa colère et sa haine, ces deux meilleurs amis dont elle ne voulait faire subir le coureaux à la chatte noire. Subitement, surement sans réfléchir, la guerrière au poils long ouvrit la gueule et parla enfin, brisant le lourd silence qui semblait peser depuis de longues minutes sur leurs épaules.

« - Au moins tu n'as pas perdu ton humour ! Moi ça va très bien, euh ... Tu veux continuer à bavarder ici ou on part chasser ? En bavardant bien sur ! » miaula t-elle en tentant d'être convaincante.

Joli Ouragan agitait nerveusement une oreille en signe de son irritation. Tique qu'elle avait développé avec les lunes suite à la "trahison" de son paternel et qui renseignait très bien ses hôtes sur son humeur, même si elle était assez bonne pour camoufler ses sentiments et les enfouir au plus profond de son cœur sous un regard sévère. Habituellement, son air autoritaire repoussait tous les chats, mais pas sa sœur qui s'accrochait solidement à sa frangine tel une puce à l'oreille d'un chat ; pas moyen de la faire lâcher prise.

« - Tu as déjà pris ta part sur la réserve ? » hasarda la rouquine.

Songe des Océans fit signe que non de la tête, puis Joli Ouragan l'observa avec désintérêt alors qu'elle se dirigeait instinctivement vers la réserve avant de s'arrêter à quelques pas. La guerrière noire lorgnait la pile de gibier avec appétit, mais d'un autre côté son inconfort à se servir avant les anciens, les reines et les chatons était facilement palpable. Irritée par le comportement de son aînée, la rouquine leva son arrière-train du sol et s'avança lestement jusqu'à rejoindre sa grande sœur auprès du tas de carcasse. Joli Ouragan dévisagea un instant la femelle ébène avant de se servir elle-même en prenant un lapin assez gras pour nourrir deux chats de taille adulte. Elle invita ensuite Songe des Océans à la suivre au pied de son rocher habituel où elle se prélassait presque tous les après-midis après avoir fait un repas copieux. La guerrière s'y arrêta, prenant place sur son carré d'herbe préféré, la proie toujours coincée entre les mâchoires, puis elle la lâcha devant ses longues pattes, se passa un rapide coup de langue sur les babines et miaula :

« - Ne me dis pas que tu comptes encore respecter ces lois jusqu'à la fin de tes jours ? » demanda Joli Ouragan sur un ton inquiétant. « - Ce n'est pas pour une proie prise de temps en temps que les anciens vont mourir... Nous sommes aussi important qu'eux, si ce n'est même plus. C'est nous qui défendons le clan, qui chassons pour lui, si les anciens ont aussi faim, ils n'ont qu'à lever leur postérieur pour venir se servir eux-mêmes ou demander gentiment aux apprentis de le faire, ce n'est pas notre boulot. » ajouta t-elle hautainement avant de prendre la première bouchée dans la chair tendre du lapin.

Trop occupé à dévorer sa proie, Joli Ouragan ne fit point attention à l'air indigné qu'affichait sa sœur sur son visage sombre. Plus les lunes défilaient, plus la rouquine semblait être distante avec ses camarades. Y comprit Songe des Océans. Ce n'est certainement pas qu'elle les détestait autant qu'elle détestait Nuage du Lac, mais que pouvait-il bien lui arriver, bon sang ? Personne ne le savait, à part elle peut-être. Joli Ouragan se contentait de manger avec une appétit anormale le jeune lapin quand la guerrière sombre lui dit :

« - Si je les respecte. Tu me connais bien Joli Ouragan, je suis naïve et docile. Je fais ce que l'on me demande quand on me le demande c'est tout. La vie est ainsi. »

Joli Ouragan le savait déjà. C'est vrai qu'elle connaissait bien sa sœur, mais l'inverse par contre... Songe des Océans prétendait la connaître, alors que c'était faux et cette pensée sordide animait chez la rouquine un sourire étrange que son aînée prit pour un rictus banal. La chatte noire sourit à son tour avant que ce même sourire ne s'évanouisse dans l'oubli, puis elle se penchait pour prendre sa part du gibier.

« - Songe des Océans ? » miaulait soudainement Joli Ouragan songeuse. « - Je peux te confier un secret ? ... En faites, je sais qu'il ne restera pas secret très longtemps, alors j'aime mieux te le dire maintenant. Si tu es d'accord bien sûr ? » demandait la rouquine en pétrissant nerveusement le sol sous ses pattes.

Joli Ouragan craignait la réaction de sa sœur lorsqu'elle apprendrait la vérité, mais d'un autre côté, il valait mieux lui avouer tout maintenant pour ne pas risquer de s'attirer sa colère. Ce que la rouquine ne cherchait absolument pas à faire. Ce secret pesait sur ses épaules depuis trop longtemps déjà. Deux lunes et demi pour être exact. Et dans moins d'une demi-lune, tous le saurait contre sa propre volonté. Ce n'est pas comme si elle pouvait le contrôler, lui ordonner de rester cacher à jamais. Elle n'avait pas ce pouvoir et ne l'aurait sans doute jamais. Par chance, Songe des Océans semblait intriguée par cette nouvelle, ce secret si bien enfoui. La guerrière noire fixait longuement sa sœur à la recherche d'un signe ou du moins un indice qui pourrait la pister sur la bonne voie, mais rien. Dans un miaulement rassurant, la noiraude lui dit :

« - Tu peux tout me dire Joli Ouragan. Tu peux me faire confiance. Je suis ta sœur. Nous nous soutenons toujours. Je t'écoute. »

Soulagée, Joli Ouragan eut soudain l'envie de pleurer. Se montrer faible ne faisait pas partie de ses habitudes, alors elle se retint en clignant des paupières plusieurs fois afin d'assécher ses larmes au coin de ses yeux dorés. Songe des Océans avait raison. Entre sœurs, elles devaient s'entraider, se soutenir et aussi s'aimer pour l'éternité. Quelque soit les dures épreuves qu'elles devraient traverser ; elles le feraient ensemble. Même celle qui attendait la rouquine aux creux de son ventre.

« - Je... Je ne sais pas comment te l'annoncer. » commençait Joli Ouragan en se relevant pour s'assoir face à sa sœur. « - Ce n'est pas facile, crois-moi. Je ne l'ai pas voulu non plus, mais je sais que tu me seras d'une aide précieuse Songe des Océans car tu es déjà passé par là. » poursuivit la guerrière en déposant une patte sur son ventre rond. « - J'attends des petits. » conclut la rouquine, son regard fuyant de honte celui de sa sœur.

Joli Ouragan ne savait plus quoi dire. Les mots ne venaient plus. Songe des Océans semblait si enthousiasme à l'idée de devenir tante des petits de sa sœur que cette dernière n'osait plus parler de peur de la choquer. Si seulement la guerrière ébène pouvait apprendre à se taire parfois pour écouter jusqu'au bout, elle ne se sentirait pas insultée. Mais quoi de mieux, que Songe des Océans vive la déception ou que Joli Ouragan souffre jusqu'à la fin de ses jours pour ne pas lui avoir dit la stricte et dure vérité ? La rouquine prit finalement son courage à cœur et dans un frottement de fourrure contre fourrure, elle avouait tristement à sa sœur ce qu'elle savait au sujet du père de sa future progéniture ou du moins ce qu'elle ignorait.

« - Leur père ? Je ... » commençait t-elle légèrement mal à l'aise face au regard pétillant de sa sœur. « - À vrai dire ... c'est une histoire assez compliqué. » ajoutait-elle nerveusement. « - J'étais en train de chasser quand cela est arrivé. Je traquais un lapin quand j'ai sentis que l'on m'épiait et j'avais vu juste car à ce moment là, un matou brun s'surgit de nul part. Il ne s'est même pas présenté et il m'a attaqué vicieusement. Je te laisse imaginer la suite. » finit-elle par avouer tremblante. « - Dis-moi Songe des Océans, que vais-je bien pouvoir faire de ces petits ? J'aurais préféré que ma première portée soit avec un mâle en qui j'ai confiance, pas avec un solitaire en manque de jugement qui se laisse conduire par le désir. Comment vais-je l'apprendre au clan ? Ce serait mieux pas, pas vrai ? » suppliait la rouquine, ses yeux dorés anormalement sévère. « - Je t'en pris, Songe des Océans, tu es ma sœur, aide moi. » lui ordonnait t-elle, presque.

Joli Ouragan était visiblement perdue. Elle ne savait plus quoi faire et cela se ressentait aisément dans sa voix habituellement autoritaire, mais aujourd'hui, elle tremblotait chevrotante comme si pour une fois dans sa vie, la peur d'un évènement à venir lui nouait les sens. La pauvre rouquine était complètement déboussolée, chamboulée, catastrophée !

Joli Ouragan était désespérée. Si seulement elle pouvait retourner en arrière dans le temps pour faire ravaler ses gestes au matou ou du moins lui laisser quelques blessures qu'il se souviendrait longtemps, mais elle ne pouvait pas. La rouquine se surprit à penser d'abandonner sa future progéniture aux griffes des prédateurs de la lande tel que les faucons et les aigles ; en serait t-elle seulement capable de regarder ces oiseaux de proie emmener ses petits dans les cieux sans réagir. Elle se doutait que non. Une fois ses chatons nés, elle ne voudrait sans doute plus les quitter, mais ce moment n'était pas encore arrivé. Le pire restait pour elle de l'apprendre à son clan alors que celui-ci ne semblait pas l'aimer à part quelques rares individus dont sa sœur, Nuit d'Azur et Nuage de Gravier, et même encore.

« - Oublie qui est le père, se sont avant tout tes chatons. C'est à toi de faire ce que tu veux avec, mais sache que je serais là pour leur éducation. J'ai confiance en toi, tu prendras le bon choix, j'en suis certaine. » lui miaulait Songe des Océans, son regard vert émeraude plongé avec honnêteté dans celui doré de la future mère.

Joli Ouragan était soulagée. Au moins, sa sœur n'oserait pas l'abandonner pour si peu. Elles resteraient soudées, comme avant, lorsqu'elles étaient encore de toutes jeunes apprenties du Clan du Vent. La nouvelle reine, gestante, se collait contre le doux pelage réconfortant, chaud, sombre et duveteux de la guerrière noire en ronronnant de joie.

« - Merci Songe des Océans ou devrais-je dire ... ma rondoudoune. » plaisantait Joli Ouragan en reprenant le vieux surnom de chaton qu'elle donnait à sa sœur quand elles habitaient la pouponnière, tout cela parce que le long pelage de la noiraude lui donnait un air rondelet.

Joli Ouragan ronronnait. Elle se sentait si bien aux côtés de sa sœur qu'elle ne remarquait même pas le camp qui se remplissait à vue d'œil. Les patrouilles rentraient, les unes après les autres jusqu'à ce que tous les félins soient de retour. Songe des Océans, elle, n'avait pas manqué la scène et mal à l'aise, elle se décollait doucement de sa jeune sœur. Le temps était venue pour elles deux de faire un choix. Soit elles restaient au camp aux risques que des oreilles indiscrètes entendent leurs conversations secrètes ou elles allaient se promener dans la lande pour plus d'intimité. La noiraude choisit la deuxième option sans l'accord de la rouquine et lui imposait aussitôt sans la brusquer toutefois.

« - Viens, on va parler dehors Fauvou. »

Joli Ouragan acquiesçait. Il y avait beaucoup trop de paires de yeux qui les épiaient déjà pour poursuivre leur discutions en ces lieux, alors la rouquine suivit sa sœur en dehors du camp. La lande verdoyante était encore chaude des rayons de l'après-midi et l'herbe tendre sous les pattes endoloris de la future reine lui rendit son sourire. Que pouvait-elle rêver de mieux ? Ne jamais avoir croisé ce mâle, cela va de soit, mais Joli Ouragan n'y pensait déjà plus. Elle était beaucoup trop absorbée par la beauté de la vie que par son côté obscur.

« - C'est vrai que cela est mieux ici. Il n'y a pas tous ces regards braqués sur nous comme si on avait pêché. » miaula la rouquine à l'intention de sa sœur. « - Alors, tu avais autre chose à me dire soeurette ? » demanda t-elle un léger sourire sur ses babines roses.