Masque du Trèfle s'éveillait de son long sommeil. L'assemblée aux quatre chênes avait eu lieu la veille. Désigné par Étoile Merveilleuse pour y participer, le jeune guerrier avait donc eu le droit de faire la grâce matinée. De retour très tard au camp, le matou avait décidé de passer la nuit dans la tanière des guerriers afin de ne pas déranger ses chatons endormit à la pouponnière. Première nuit sans ses petits depuis leur naissance. S'étirant de tout son long, le chat bicolore baillait à s'en décrocher la mâchoire avant de sortir d'un pas pressé pour rejoindre un groupe de félin rassemblé près de la réserve. Ils papotaient déjà des dernières nouvelles de l'assemblée, mais un seul sujet restait inscrit sur les babines de tous les chats du clan : la révolte de Nocturne des Océans. Écoutant les ragots des autres guerriers, Masque du Trèfle progressait dans la foule sans regarder où il déposait ses larges pattes cendrés. Puis dans un cri de rage, un guerrier gris tigré de noir le bouscula en feulant :

« - ... »

Plongé dans ses pensées, Masque du Trèfle n'avait pas remarqué l'arrivée récente de nombreux félins qui avait forcé le groupe à resserrer ses rangs et les obligeaient présentement à se marcher les uns les autres sur les pattes. Le guerrier bicolore fut alors très hébété de la réaction exagérée de son compère qu'il dévisageait de ses deux iris bleu-argentés. Avoir été un tant soit peu plus stimulé des sens à la vie qu'il ne l'était, le mâle crème aurait sans doute riposter sèchement en demandant au guerrier ce qu'il lui voulait, mais au lieu d'agir en chat de clan, Masque du Trèfle se contenta de poursuivre sa progression jusqu'à la réserve en ignorant les paroles du matou. Peut-être pensait-il que ce serait mieux d'éviter tout conflit ? On n'en saura jamais rien car son regard n'exprime rien d'autre qu'une étrange solitude et une amère tristesse. Le guerrier bicolore s'arrêta devant le tas de gibier et s'assied lâchement, sans ramener sa queue auprès de lui. Il toisa ensuite durement les proies amassés comme si aucune d'elles ne lui convenait, puis après un bref moment, il fit demi-tour sans prendre une prise et alla se prélasser dans un coin isolé à peine ensoleillé.

La tête posée sur ses larges pattes cendrés, Masque du Trèfle s'était presque endormit. Ses paupières à demi-closes, il sombrait peu à peu dans un état second, dit le sommeil. Le guerrier avait pourtant bien dormit cette matinée, mais sans savoir pourquoi, la fatigue le gagnait de plus en plus. Son corps s'engourdissait des oreilles à la queue, ses cinq sens s'atténuaient jusqu'à ne devenir plus rien. Les doux rayons du soleil de la saison des feuilles mortes réchauffaient à peine sa fourrure clair et lui laissaient un étrange frisson le long de son échine. Ses coussinets étaient gelés tout comme sa truffe grise. Il était immobile depuis quelques instants, surement endormi, quand un matou gris tigré s'approcha une prise dans la gueule.

« - Tu ferais mieux d'avaler ça pour reprendre des forces, autant physiques que morales. Je pense que tu en as grandement besoin. » miaula doucement Supplice d'Antan en déposant une souris devant le guerrier.

Masque du Trèfle ouvrit faiblement un œil, puis l'autre. Relevant la tête pour fixer la proie, son regard givré se promenait entre celui du mâle gris et le rongeur avec béatitude. Soudain, il tourna le dos au guerrier tigré avant de reposer sa tête lourde de chagrin sur ses pattes en ruminant :

« - Laisse moi tranquille... Je n'ai pas faim... »

Son ton voulait presque dire : Laissez-moi mourir en paix...

Pensant surement qu'il ne suffisait que de quelques paroles crus pour repousser ses ennuis et les esprits curieux qui risquaient de venir l'embêter, Masque du Trèfle se rendormit. Il fermait lourdement les paupières, bercés par de doux souvenir de sa compagne et lui, chassant côte à côte dans la forêt du Clan du Tonnerre quand un objet long et effilé lui frôla le flanc. Le guerrier sursauta, levant de nouveau la tête pour toiser durement le félin fautif de cette semi-attaque. Supplice d'Antan se tenait désormais devant le matou, son regard bleus profonds ne quittait plus celui de Masque du Trèfle. Il affichait un air grave, à faire peur, presque à vous faire froid dans le dos. Le jeune guerrier ne le quittait pas des yeux, attendant surement que celui-ci se décide à parler, puis comme s'il avait lu dans ses pensées, le mâle gris prit enfin la parole.

« On se réveille ? Je ne pense pas que Mélopée Sahélienne aimerait te voir dans cet état. Elle n'a pas décidé de son sort, elle aimerait sans doute décider du tien. Ça m'étonnerait que c'est celui qu'elle choisirait ! » miaulais t-il d'un ton optimiste.

Secouer par sa remarque, Masque du Trèfle plissa le museau visiblement sortit de sa transe de mort vivant, puis il montra les crocs irriter qu'un guerrier à peine débarquer d'on-ne-sais où ose lui faire la morale. Et puis, que sait-il de Mélopée Sahélienne à part les rumeurs qui circulent ? Rien.

« - Ah bon ! Que sais-tu réellement d'elle ? Après tout, tu ne l'as jamais connu. Tu arrives à peine au clan et tu prends déjà le droit de venir insulter nos disparus ! Je sais très bien ce qu'elle souhaitait, pas besoin d'un autre guerrier ou même d'un guérisseur pour me le rappeler. Je la connais mieux que personne ! » feula t-il.

Malgré son discours assuré, on remarquait facilement une profonde lacune. Le guerrier omettait toujours de prononcé le nom de sa bien-aimée. Il parlait d'elle... et bien tel vous le voyez, à la troisième personne comme si de dire son nom le répugnait au plus haut point ou du moins cherchait-il à caché sa peine en l'ensevelissant sous des mensonges encore plus gros qu'il n'osait s'avouer. Personne ne sait vraiment la raison du pourquoi, pas même Masque du Trèfle.

Cette fois, Masque du Trèfle était allé trop loin. Beaucoup trop loin. L'air renfrogné de Supplice d'Antan trahissait fortement son inconfort face à la situation. Le guerrier gris tigré de noir commençait surement à se demander ce qu'il était en train de faire, à tenter de remonter le moral d'un chat tombé bien bas, alors que lui-même n'était pas très friand de la vie ces derniers jours, mais il préféra garder silence un moment avant de cracher lui aussi son venin perfide sur le mâle bicolore en espérant enfin lui faire entendre raison et lui ouvrir les yeux sur le monde qui l'entoure.

« - Écoute, je sais que pour beaucoup de monde ici je ne suis qu'un vulgaire inconnu mais ne penses-tu pas que j'ai le droit de trouver ma place moi aussi ? Et puis détrompe toi, j'en sais beaucoup plus que tu ne le penses sur toi et ton ancienne compagne. Je ne me permettrais pas de faire des jugements sans avoir pris conscience de la gravité du sujet. Et figure toi que moi aussi, j'ai perdu ma compagne, alors je sais ce que c'est. »

Son manque de fraternité si subite, ébranlait amèrement Masque du Trèfle qui entrouvrit les mâchoires afin de défendre sa cause, mais il se contentait de les refermer sur un silence inquiétant tout en baissant ses yeux bleus givrés vers ses larges pattes cendrées. Le jeune mâle bicolore ressentit une pointe de remord lui nouer le ventre et lui transpercer la poitrine. Son cœur saignait à l'intérieur, les larmes lui montèrent aux yeux et ses pattes tremblaient d'impuissance. Quel sorte de monstre sans cœur, sans âme et sans vie était-il devenu ? Masque du Trèfle ravala colère et chagrin, vidant à nouveau son esprit comme il l'avait tant de fois fait depuis le décès de sa compagne, puis en relevant le museau avec une fierté faussement exubérer, il plongea son regard dans celui du guerrier.

« - Tu cherches décidément à me faire culpabiliser, c'est ça ? » demanda t-il avec froideur.

Un long silence s'installa entre eux-deux ; aussi large que les falaises entre le Clan de la Rivière et le Clan du Vent. Plus un félin ne parlait, pas même les quelques guerriers et apprentis encore présent dans la clairière. Masque du Trèfle lorgnait en silence Supplice d'Antan, comme si il attendait une réaction plutôt exagérée de sa part. Le mâle bicolore se tenait les pattes pliés et raides, prêt à bondir sur le matou gris tigré si le besoin se faisait ressentir, mais il ne bougea pas d'un poils. Supplice d'Antan, visiblement irrité et poussé à bout, affichait une expression contractée, puis il se calma en soupirant longuement et parla :

« - Tu aimes bien être triste ? Parce-que c'est ce que je vais finir par croire. Tu n'acceptes l'aide de personne. Je ne sais plus quoi faire à la fin, si tu veux que je m'en aille, tu n'as qu'à le dire, et puis merde. » grogna le matou gris.

Le même silence retomba sur la scène, mais cette fois, les activités du camp en était pas compromise. Seul Masque du Trèfle et Supplice d'Antan se faisaient face dans un silence plus qu'inquiétant. Ni un ni l'autre ne parlait. L'aîné des deux guerriers attendait patiemment une réponse à son interrogation, tandis que le plus jeune préférait surement se taire pour ne pas attiser les tentions entre-eux, mais ce qu'il faisait, empirait les choses. Soudain, le mâle masqué faibli et se mit à cligner des yeux, son regard noyé de larme. Il s'assied devant le matou gris en fuyant son regard, puis se décida enfin à briser le silence.

« - Pourquoi ? Pourquoi t'accrocher à vouloir m'aider, alors que je ne t'ai rien demandé ? » demanda t-il d'une voix lasse et empreinte de chagrin. « - Tout ce que je demande, c'est un tant sois peu de respect. Le clan agit comme si elle n'avait jamais existé, comme si elle n'était qu'un être de vapeur que JE me suis imaginé ! » cracha t-il en sortant les griffes. « - Mais je sais que cela est faux... » reprit-il ses esprits en laissant les larmes coulés sur ses joues. « - Personne n'a voulu m'aider, à part toi et je le remarque seulement maintenant. Tout ce que l'on a tenté de me faire voir, c'est par les reproches qu'on l'a fait... non par gentillesse... » miaula t-il d'une voix chevrotante tandis que ses larmes continuaient à coulées à flots sur ses joues cendrés. « - Tu dois me trouver stupide de me confier comme cela, si subitement à toi alors qu'il y a peu de temps je te repoussai sans cesse, pas vrai ? » demanda t-il en se passant une patte sur la joue afin d'assécher ses sanglots.

Le soleil commençait déjà à décliner tranquillement dans le ciel, allongeant les ombres de la forêt au-dessus de la clairière de façon menaçante. La journée tirait à sa fin et Masque du Trèfle avait encore une fois perdu un temps précieux à s'enfermer dans ses souvenirs tel une cervelle de souris inconsciente. Une fois de plus, Nuage d'Étincelles avait été mise de côté et son entraînement avec, mais son mentor ne semblait même pas s'en soucier. Son regard bleu givre couvert d'une épaisse brume larmoyante, le guerrier crème peinait à voir son entourage, tous sauf le matou qui était resté passible droit devant lui. Supplice d'Antan était résolu, heureusement, car cette détermination qui luisait dans ses yeux finit par payé. Masque du Trèfle s'était ouvert, tel une coquille d'huître prête à dévoiler son trésor ; sa perle intérieur. La balle était maintenant dans le camp du guerrier tigré qui hasardait avec précaution ces quelques paroles :

« - Je... je ne sais presque pas quoi dire. Je ne m'attendais pas à ça, mais ça me touche beaucoup. Et ça me fait plaisir que tu remarques enfin mes vraies intentions. On sait tous que Mélopée Sahélienne a existé, et elle restera un symbole de courage et de bravoure au sein du Clan du Tonnerre. Elle restera toujours ancrée en toi. Maintenant, il faut que tu poursuives ta vie, car je te promets que c'est ce qu'elle souhaiterait par dessus-tout, Masque du Trèfle. » lui sourit-il.

Sous ses mots, le cœur du guerrier masqué ne put que se réchauffer, comme si une nouvelle flamme venait de prendre vie à l'intérieur de sa poitrine ; une minuscule flamme d'espoir qui lui redonnait enfin le courage dont il avait besoin pour continuer. Ce sentiment de se sentir à nouveau vivant le foudroyait tel l'éclair qui pourfend le ciel orageux, l'ébranlant comme la pauvre petite feuille mal traité par le vent qu'il n'était plus. Le contact de Supplice d'Antan le fit sursauter, mais il reprit son calme aussitôt et dans un doux ronron, il sourit enfin, remerciant ainsi son sauveur du fin fond de son être.