Je venais tout juste de me réveiller. Fichue pluie ! C’était cette petite bruine qui m’avait tiré de mon sommeil, peuplé de rêves dans lesquels je mangeais un poisson. Résultat, je ne savais toujours pas quel goût ça avait ! Dans mon songe, j’avais pris une carpe dans la réserve de gibier, l’avais posée à terre, et m’étais apprêté à prendre une bouchée, quand j’avais reçu une goutte d’eau sur le museau. Museau que j’avais levé vers le ciel, m’attendant à voir les nuages lâcher encore et encore leur pluie, mais non ! En haut du buisson de ronces, une fente parmi les branches laissait passer les fines gouttes qui, régulièrement, tombaient dans un plic ploc léger mais très entêtant. Agacé, je feulai. Pas la peine d’essayer de dormir, me dis-je. Je ferai mieux d’aller prendre l’air.

Et c’est ce que je fis. Je sortis de la tanière, en prenant soin d’éviter les pattes et les queues qui trainaient çà et là. Je baillai et me mis à observer le ciel. L’aube l’avait peint dans une couleur laiteuse. Le soleil pointait à peine derrière la barrière de ronces qui entourait le camp. Endormi, ce dernier m’apaisait. Une autre goutte s’écrasa entre mes oreilles. Raah ! Même si la réserve de gibier était très bien garnie, je décidai de simplement aller chasser. Courir parmi les pins m’empêchera peut-être de penser à cette maudite pluie !

Je m’approchai donc du tunnel de ronces, et le franchis. Je commençai à courir dans la pinède, quand je flairai une odeur de lézard. Furtivement, je me mis en position du chasseur. Je m’approchai doucement, en rampant, d’un buisson d’où l’odeur était assez forte. Puis j’atteignis une petite clairière ; je pivotai pour être face au vent et attendis un peu. Finalement, le lézard passa. Je bondis. Au moment où le lézard se rendait compte que c’était sa fin, je l'avais tué d’un coup de croc. Je remerciai silencieusement le Clan des Étoiles pour l’abondance du gibier dans la forêt, en cette saison des feuilles mortes.

La pluie finit par s’arrêter de tomber. Après avoir pris un crapaud, une grenouille et une musaraigne, je les enterrai juste en haut des Quatre Chênes. C’est là que je sentis un écureuil. Comme pour le lézard, je rampai dans la direction de l’odeur. Mais le vent changea brusquement de direction. Mon odeur trahit ma présence en parvenant jusqu’à la truffe de l’écureuil. Celui-ci prit peur et s’enfuit en haut d’un des quatre arbres sacrés.  Rageusement, je miaulai, assez fort pour qu’on m’entende (en supposant qu’un chat fusse dans le coin) mais trop bas pour distinguer mes paroles :
« Zut ! Entre la pluie qui me réveille et ça, ce n’est vraiment pas mon jour. »

Je m’approchai de l’arbre, pour vérifier que l’écureuil était bel et bien monté. Il trônait sur une branche, m’observant. J’aurai juré qu’il se moquait de moi. Soudain, une silhouette blanche comme neige apparut au sommet de la butte, en face. Elle descendit promptement, et c’est là que je la reconnus. Nuage d’Ange ! Je l’avais rencontrée lors d’une assemblée. Je la considérais un peu comme une petite sœur (mais qui viendrait d’un autre clan, bien sûr), comme la plupart des apprentis que je connaissais, en fait. C’était d’ailleurs ce côté grand frère qui empêchait les chatons de me prendre au sérieux quand je les réprimandais. Enfin bref. L'apprentie me salua amicalement :
« Salutations, Pleine Lune !
- Salutations, Nuage d’Ange ! répondis-je. La chasse est bonne au Clan de la Rivière ? »

Si elle me retournait la question, je serais fier de pouvoir répondre par la positive sans mentir. C’est vrai que j’avais parfois honte quand, au cours des Assemblées des saisons des neiges, nous mourions presque de faim et qu’Étoile de Feu-Follet disait que nous étions bien nourris. C’était pire encore quand je devais moi-même transformer la vérité en racontant aux autres guerriers à quel point la chasse était bonne pour la saison. J’avais beaucoup de mal à me retenir d’avouer que nous étions affamés !

Mais là, c’était différent. En cette saison, nous mangions à notre faim, et les chatons pouvaient goûter des gibiers variés. Je repensai soudain à mon rêve de la nuit. Quel goût pouvait bien avoir le poisson ? N’était-ce pas lassant, de toujours en manger ? Parfois, j’essayais d’imaginer ce qui se passerait si j’étais né dans le Clan de la Rivière. Mais… manger du poisson quotidiennement ? Je ne sais pas si j’aurais tenu très longtemps !

[HRP : Pour nos deux persos, j'ai pensé à un lien de grand frère de cœur (au moins du côté de Pleine Lune). Ça te va ? Si tu veux, je change ;)]

Tandis que j’analysais le poisson de Nuage d’Ange, me posant des questions existentielles comme : il n’est pas un peu gros, pour un seul chat ? Ou : Est-ce qu’ils mangent les écailles ?, elle répondit gentiment à ma question :
« Plutôt bonne, en effet. Comme tu peux le constater, les poissons ne manquent pas pour l'instant. »

Donc, eux non plus ne souffraient pas encore trop de la pénurie de viande, heureusement. C’était vrai qu’il ne neigeait pas encore, et les proies telles que les écureuils ou les musaraignes ne s’étaient pas encore toutes cachées sous terre avec leurs réserves de glands ou de noisettes. À vrai dire, pendant la saison des neiges, j’aurai bien aimé être à leur place ! Ils n’avaient pas l’air d’avoir trop de mal à se nourrir. Par contre, avec l’arrivée de la saison des feuilles nouvelles, ils avaient peut-être la vie un peu trop courte… Mais bon. En tout cas, j’étais heureux de savoir que les poissons ne manquaient pas, dans la rivière. Cela signifiait sans doute que les Clans du Vent et du Tonnerre n’avaient, eux non plus, pas de problèmes. Et le Clan de l’Ombre se méfiait d’eux : leurs frontières étaient un peu trop proches des nôtres…

Je regardais toujours le poisson d’un drôle d’œil, en me demandant ce qui arriverait si j’avais été dans un autre clan, quand Nuage d’Ange m’interpella en riant, avec un clin d’œil taquin :
« Tu n'as jamais goûté de poisson ? Vu comment tu le regardes, on a l'impression que tu attends qu'il te saute dessus ! »

Oh ! Elle m’a vu. Et elle n’avait pas tort. Ce poisson me faisait un peu peur, avec ses gros yeux globuleux ! Je bégayai :
« Ah, euh… oui… le poisson… le poisson ! Je dois bien t’avouer qu’il m’effraie un peu… Et tu as vu juste, je n’en ai jamais goûté ! Il faut dire qu’au Clan de l’Ombre, on ne mange pas trop ce genre de chose… Curieux et intrigué, j’ajoutai : Ça a bon goût ?

En fait, je n’y croyais pas trop. Comment un chat pouvait-il aimer ça ? Cela devait avoir le goût d’eau. Je supposais que le Clan de la Rivière n’avait pas trop le choix : vivre à proximité d’une rivière et ne pas en profiter alors qu’on savait s’y prendre, ça aurait vraiment été ridicule !

« C’est un peu filandreux au début mais la chair est tendre et juteuse. »

Surpris, je penchai la tête de côté. Ça, tendre ? juteux ? Cela m’étonnait franchement. Je repensai au lézard que j’avais laissé en haut de la butte, en plus du crapaud, de la grenouille et de la musaraigne. J’aimais beaucoup le lézard, c’était presque ma viande préférée. Enfin, pas autant que la vipère. En tout cas, le plus grand point commun entre leur poisson aqueux et notre délicieux lézard, c’était les écailles ! Alors, qui sait ? Peut-être que le goût était semblable ! Peut-être que les animaux à écailles avaient la même consistance, le même goût ! Plus j’y pensais, et plus j’avais la conviction que le poisson était bon. C’est avec un peu trop d’entrain que je répondis :

« C’est vrai qu’en fin de compte, ça a l’air délicieux ! »

C’est là que je remarquai son hésitation bien visible. Elle semblait réfléchir à quelque chose, mais quoi ? Impossible de le savoir. J’aurais bien aimé pouvoir lire dans son esprit, mais ça aussi, c’était malheureusement impossible. C’est alors que, finalement, elle lança :

« Tu veux goûter ? »

J’écarquillai les yeux. Qu’est-ce qu’elle me proposait, là ? De goûter du poisson ? Je devais bien avouer que j’en avais envie, mais… de là à MANGER le gibier d’un autre clan ? Cela me paraissait plutôt étrange. Pourtant… je n’osais pas refuser. Était-ce contraire au Code du Guerrier ? À vrai dire, je n’en savais rien. Mais il n’y avait pas que le Code du Guerrier que je devais respecter. Il y avait aussi le mien. Un code d’honneur que je me dictais moi-même, qui comptait presque autant que celui du guerrier. Je n’étais pas un chat dénué d’honneur, c’était indéniable. Et là… je me serais senti stupide et égoïste de manger du gibier adverse sans en proposer en retour. C’est pourquoi j’annonçai :
« D’accord, mais je voudrais qu’en retour tu goûtes ce lézard que j’ai enterré en haut de la butte ; vois-tu, je ne voudrais pas prendre le gibier de votre clan sans en proposer en retour. Ce serait injuste. Alors, qu’en dis-tu ? » achevai-je avec un sourire.

Joignant le geste à la parole, je tournai les talons et filai en haut de la butte. Je ne tardai pas à retrouver l’arbre au pied duquel j’avais caché mon gibier chassé précédemment. Je ne déterrai que le lézard et le rapportai sous l’immense chêne. Nuage d’Ange m’attendait, elle n’avait pas bougé. Je posai le lézard devant ses pattes et dis :

« Ça a l’air délicieux, pas vrai ? »

J'étais certain de respecter le Code du Guerrier. Après tout, nous faisions un échange de gibier. Donc, cela revenait au même ! Je ramènerai peut-être un poisson plutôt qu'un lézard, mais ce n'était pas grave. La diversité du gibier, c'était important aussi !